Le cinquième pouvoir

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Il existe deux réalités : d’une part la transparence dont les internautes font part en laissant de très nombreuses traces sur internet et avec leurs appareils mobiles (volontairement et involontairement), et d’autre part l’opacité qui domine le secteur économique des commerçants de données personnelles, ces entreprises, souvent inconnues, qui font du profit en achetant, enrichissant et vendant les données comportementales du public, récoltées sur la toile. Il semble cependant que les choses changent petit à petit :

  • de plus en plus de citoyens se rendent compte qu’il y a un problème, que quelque chose ne tourne pas rond;
  • des médias grand public, des écrivains et des chercheurs diffusent des analyses toujours plus pertinentes sur ce phénomène appelé : capitalisme de surveillance[1].

On se rend compte également que des sujets, a priori distincts, font partie d’une même problématique globale qui va affecter (et qui affecte déjà) d’une façon ou d’une autre notre société dans son ensemble, la démocratie, le libre arbitre des individus, et notre intimité. Que l’on parle d’intelligence artificielle[2], de la publicité en temps réel, du big data, de l’automatisation, du marketing prédictif ou encore du capitalisme de surveillance, tous ces sujets sont liés entre eux. Et ce sont les GAFAM et affiliés[3] (« plateformistes » chinois et commerçants de données personnelles de part le monde) qui prennent silencieusement le pouvoir sur les États et la société plurielle telle qu’on la connaissait. Devant le législatif, l’exécutif, le judiciaire et les médias, un cinquième pouvoir est sournoisement sur le point de renverser toutes les structures de notre société.

Vous trouverez dans cet article quelques sources passionnantes pour approfondir ce sujet. Je terminerai par quelques pistes à suivre pour que la société civile reste aux commandes de cette révolution.

Les médias parlent de plus en plus de ce phénomène

On pourrait utiliser la maxime : « J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle » , ou plutôt dans notre cas : « J’ai une bonne et plusieurs mauvaises nouvelles ».

Ce qui est réjouissant, c’est de voir nos médias traditionnels s’attaquer sérieusement à ces sujets dans des émissions de grande audience, comme le montre le téléjournal du 5 octobre 2017 diffusé sur la RTS, avec comme invitée, la professeur Solange Ghernaouti de l’Université de Lausanne :

Il y a ce texte fameux de Hannah Arendt sur le système totalitaire, ce grand rêve totalitaire d’avoir l’humanité entière en organigramme, la fiche de chacun, les liens entre chacun, on y est ?

On y est complètement…

On retrouve d’ailleurs cette vidéo dans un article complet intitulé : « Nos données personnelles, cibles de toutes les convoitises[4] » .

Chaque individu a donc accès facilement à cette information, ce qui n’était pas forcément le cas auparavant. Il peut ainsi s’informer, prendre position, s’en inquiéter, en discuter à l’intérieur de son réseau et agir pour changer les choses, que ce soit politiquement ou individuellement.

Les mauvaises nouvelles sont hélas légions. La première est que l’indépendance du 4ème pouvoir – les médias – est particulièrement en danger. On le sait, les médias en France ne sont globalement plus du tout indépendants. A part quelques exceptions, ils appartiennent majoritairement à des grands groupes industriels privés ou à des milliardaires, impliqués de près ou de loin dans le capitalisme de surveillance.

Le Monde Diplomatique / Acrimed – Juillet 2016 – Cliquez sur l’image pour l’agrandir.

En Suisse romande, la situation n’est pas plus réjouissante. Les nouvelles de disparition de titres (journaux), de réduction d’effectif et de budget dans les rédactions se succèdent ces dernières années. De plus, la plupart des journaux romands sont possédés par deux grands groupes de presse : Tamedia et Ringier. On ne peut donc guère parler de pluralité ni d’indépendance, sans compter les attaques récentes et répétées sur la redevance de radio et de télévision (initiative populaire « No Billag » qui vise à tuer les médias de service public et également les petites structures privées indépendantes qui bénéficient de la redevance).

En consultant les marques possédées par Tamedia, on se rend compte de la grande concentration d’activités (par exemple, jobs.ch et jobup.ch font partie de Tamedia) ainsi que des économies d’échelles et des synergies mises en place, notamment dans le croisement des données personnelles récoltées par ces différents médias.

La presse a (avait ?) le rôle du garde-fou sociétal. Investigations approfondies, questionnements de société, enquêtes, analyses de tendances, contre-pouvoir à l’État, au politique et au monde économique, etc. L’intérêt du citoyen est-il garanti si la plupart des médias ne dépend plus que de quelques grands groupes industriels et privés, avec pour unique but un rendement financier élevé pour rétribuer les actionnaires ? Le risque de manipulation de l’opinion publique par un traitement dirigé de l’actualité est également bien présent.

Une presse libre ? C’est tout simplement une mascarade. Quelques grandes entreprises ont pris en otage le quatrième pouvoir[5].

La réalité du capitalisme de surveillance

Tamedia ou Ringier restent des petits joueurs dans cette cour devenue globale et mondiale. Ils sont dépassés par les « plateformistes » mondiaux (GAFAM et affiliés) et les entreprises actives dans le commerce des données personnelles. Ces réflexions sont basées principalement sur deux sources passionnantes :

Comment les entreprises surveillent notre quotidien

Le premier s’attelle à analyser l’écosystème des entreprises actives dans le capitalisme de surveillance. Il nous apprend que les GAFAM ne sont pas les seuls à siphonner nos données personnelles, mais que de nombreuses sociétés privées, peu ou pas médiatisées, s’attachent à capter, enrichir et revendre ces données que nous laissons derrière nous lors de nos pérégrinations numériques.

Nous avons certes déjà entendu parler d’IBM ou d’Oracle, des grandes sociétés déjà puissantes avant l’avènement d’internet. Mais qui a lu des informations au sujet d’Acxiom, Experian, Equifax, TransUnion, Epsilon, CoreLogic, Crossix, Datalogix, BlueKai, ou encore CrossWise ? Ces entreprises agissent dans l’ombre et récoltent des quantités astronomiques d’informations personnelles, dressent des profils, classent les internautes, identifient des comportements types très précis, relient ces profils à des identités réelles, etc. La donnée, c’est l’or du XXIème siècle. En fait, seule, elle ne vaut rien. Elle vaut en revanche des fortunes colossales quand elle se retrouve reliée avec des millions, voire des milliards d’autres données, rattachées à autant d’individus.

La surveillance de la population par ces entreprises est globale et déjà très sophistiquée. L’article mentionne un fait particulièrement inquiétant, en introduction et en conclusion :

[…] opting out of surveillance capitalism is like opting out of electricity, or cooked foods — you are free to do it in theory ; in practice, it means opting out of much of modern life » […]  [6]

L’article est illustré par toute une série d’infographies particulièrement éclairantes, par exemple celle-ci :

© Cracked Labs CC BY-SA 4.0 – http://crackedlabs.org/en/corporate-surveillance

Chaque interaction que nous avons dans notre vie connectée, que ce soit un like sur Facebook, la désinstallation d’une application sur notre smartphone ou le retrait d’un article d’un panier sur un site d’e-commerce, peut déclencher à notre insu des actions qui alimentent des bases de données privées sur notre comportement et notre individualité intime.

Ces données peuvent être utilisées de manière absolument opaque, par des compagnies d’assurance ou des sociétés de crédit, pour valider ou invalider l’octroi d’une prestation, sans bien sûr expliquer au client les raisons d’un éventuel refus. Il faut bien imaginer que des commentaires sur un réseau social, un profil d’achat Migros Cumulus, ou des courriels échangés à des amis peuvent influencer des décisions majeures prises par les entreprises qui bénéficient de ces données.

On peut encore se poser la question de savoir si ces systèmes ne sont pour l’instant que des aides à la décision ou au contraire, si des décisions de cet ordre sont déjà prises automatiquement par des algorithmes.

À quoi rêvent les algorithmes ?

La seconde source se focalise sur les nouvelles techniques de calculs des acteurs du capitalisme de surveillance et des effets sur notre société. Le modèle est développé autour de quatre principes :

  • À côté du web : calcul de la popularité.
  • Au-dessus du web : calcul de l’autorité.
  • Dans le web : calcul de la réputation.
  • Au-dessous du web : calcul de la prédiction.

Ces principes vont tous dans le sens du calcul global de la société. Des algorithmes complexes basés sur des formules statistiques et nourris par des masses colossales de données, nous donnent un avant-goût de ce que les « data scientistes » appellent « l’intelligence » artificielle. Elle comporte cependant de nombreux biais, comme les bulles de filtres[7] (le web nous présente en priorité ce que nous sommes supposés apprécier), un conformisme global (les tendances fortes sont renforcées), des anomalies imprévisibles et plus généralement un aveuglement technocratique (nous ne maîtrisons plus rien, seuls quelques initiés détiennent des moyens d’actions aux effets disproportionnés). Quoi qu’avec des algorithmes auto-apprenants, ou machine learning[8], les scientifiques perdent progressivement la maîtrise de leurs systèmes, au fur et à mesure de l’apprentissage de leurs créatures. On se souvient de l’existence éclair de Tay, une agente conversationnelle conçue par Microsoft[9], désactivée à peine 24 heures après sa mise en ligne pour avoir tenu des propos racistes et sexistes.

Du libre dans les algorithmes ?

Même si ces articles font clairement froid dans le dos, je ne peux que vous en conseiller la lecture. Ils permettent de mieux comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons sans pour autant y trouver des solutions prêtes à l’emploi.

Certains disent que la guerre est déjà perdue et qu’il faut accepter ce nouvel ordre mondial. Je ne suis pas de ceux-là. Ces systèmes ne sont alimentés que par nous-autres, citoyens de cette planète. Nous pouvons tout à fait les priver de leur matière première : nos données. Mais pour cela, il faut nous désaccoutumer de l’addiction à ces services pour le moins séduisants et utiles, il faut le reconnaître. Voici néanmoins quelques idées et pistes de réflexions :

  • Les algorithmes des big data doivent être libres. On doit pouvoir les auditer librement. Cela ne constitue cependant pas une garantie ultime dans le sens où seuls des initiés peuvent comprendre ces fonctionnements complexes, mais c’est un minimum à viser.
  • Il faut se désabonner des services classiques du cloud, et notamment des GAFAM.
  • Le navigateur internet est un point faible pour l’internaute dans la surveillance de masse. Il faut installer des composants le protégeant contre le traçage ainsi que contre les publicités invasives.
  • Le smartphone est une arme particulièrement virulente contre la sphère privée, notamment à cause des traces personnelles qu’il laisse (GPS, Bluetooth, wifi, applications gratuites,…) et qui sont aspirées par les acteurs de la surveillance. C’est techniquement assez compliqué, mais il faudrait pouvoir « rooter » son téléphone, le chiffrer et supprimer les composants problématiques (Google Play, par exemple).
  • Il faut soutenir une presse libre et indépendante.
  • Nous devons nous former et former nos proches dans l’utilisation des logiciels libres et des solutions informatiques communautaires.

Nous nous trouvons au tout début d’une forme de résistance face à des changements qui nous sont présentés comme inéluctables et indiscutables. L’idée n’est pas de refuser catégoriquement toute forme de progrès, mais simplement de pouvoir imaginer un autre avenir dans lequel l’Humain tient une plus grande place et reste surtout aux commandes de la Machine (et non l’inverse)[10].


Notes et références

    1. Art. sur le Framablog (14.12.2017) décrivant le capitalisme de surveillance.
    2. Le thème de l’intelligence artificielle – art. sur Wikipedia (11.01.2018) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Intelligence_artificielle – regroupe tout une série de sujets et de tendances connexes, comme le transhumanisme – art. sur Wikipedia (11.01.2018) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Transhumanisme – ou encore le mythe de la singularité – art. sur Wikipedia (14.12.2017) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Singularit%C3%A9_technologique
    3. Art. sur ll-dd.ch (14.12.2017) portant sur le cloud et ses acteurs : https://ll-dd.ch/un-nuage-dorage/
    4. Source (14.12.2017) : Nos données personnelles, cibles de toutes les convoitises
    5. Il faut noter toutefois qu’il existe encore une presse indépendante, en France par exemple avec le groupe Mediapart : https://www.mediapart.fr/
    6. Traduction : […] renoncer au capitalisme de surveillance, c’est comme renoncer à l’électricité ou aux aliments préparés – vous êtes libre de le faire en théorie ; en pratique, cela signifie de renoncer à toute forme de vie moderne […]
    7. Art. sur Wikipedia (14.12.2017) : Les bulles de filtres.
    8. Art. sur Wikipedia (14.12.2017) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Apprentissage_automatique.
    9. Art. sur Le Monde (14.12.2017) : Derrière les dérapages racistes de l’intelligence artificielle de Microsoft, une opération organisée.
    10. De nombreuses initiatives citoyennes tentent de se faire entendre dans le brouhaha informationnel qui nous entoure. Je pense notamment à Art Industrialis (11.01.2018) : http://arsindustrialis.org/, à Framasoft (11.01.2018) : https://framasoft.org/, ou à la coopérative itopie (11.01.2018) : https://www.itopie.ch

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