Prise de pouvoir des GAFAM : certains médias ne jouent pas leur rôle

Le 26 juin dernier, le journal suisse Le Temps publiait un article intitulé « Google s’attaque aux écoles » dans lequel il s’intéressait à la stratégie d’expansion du géant américain. Quoi de plus efficace que de fidéliser les plus jeunes dans un cadre scolaire à un écosystème tentaculaire et de plus en plus monopolistique ? N’y a-t-il pas là un risque de formatage et d’unification des façons de penser, sans compter le problème de l’exploitation des données personnelles des élèves tout au long de leur scolarité ?

Si vous parvenez à amener tôt quelqu’un à votre système d’exploitation, il sera très vite loyal, même pour la vie.

Dans le cadre de ce blog, cette nouvelle ne constitue pas un scoop en soi. Elle ne concerne d’ailleurs pas que Google, mais bien les GAFAM au sens large. Ce qui est en revanche choquant et très inquiétant, c’est l’attitude de certains médias dans l’analyse de ce phénomène. Mise à part le titre, un tant soit peu accrocheur, l’article se révèle mou, naïf et fort peu responsable. De plus, en creusant le sujet, on se rend compte que passablement de médias – dont Le Temps – se retrouvent pieds et poings liés dans ce débat par une utilisation de plus en plus importante des d’outils du cloud, fournis par les GAFAM à des prix ridiculement bas, qu’aucune structure interne ou locale ne pourrait concurrencer.

Comment critiquer fermement l’attitude de ces géants d’internet quand on bénéficie de leurs services ? Est-ce possible dans ce cas de questionner sincèrement les citoyens sur une dérive manifeste du système ? Comment garantir l’indépendance de ses sources quand un média enregistre ses données chez les adeptes du capitalisme de surveillance[1] ? Le ver est dans le fruit; les GAFAM noyautent de plus en plus la société, y compris dans les médias, ces gardes-fous censés garantir le libre-arbitre, la pleine conscience et la responsabilité.

Dans cet article, nous allons expliquer pourquoi nous pensons que certains médias dérogent à leurs responsabilités et font preuve d’un manque d’esprit journalistique sur ce thème. Toutes les citations en italiques proviennent de l’article du Temps. Nous pourrons également questionner la position critique des médias vis-à-vis des GAFAM quand ces mêmes médias bénéficient de leurs services dans le cloud.

La gratuité, ce sortilège pervers

La période actuelle est tout à fait propice à une prise de pouvoir d’acteurs privés globalisés sur les services informatiques de l’État. En effet, les programmes d’économie se succèdent et les politiques incitent les exécutifs à être créatifs pour réduire les budgets. C’est là que Google entre en scène avec des services gratuits.

A Genève, l’argument de la gratuité compte. «Le remplacement de l’ensemble par un système hébergé par l’Etat serait complexe et coûteux – créer une simple messagerie interne à l’Etat est ainsi chiffré à 4 millions de francs», précise le département.

Le tour de passe-passe est tout simplement prodigieux :

  • Les serveurs de Google coûtent, en acquisition et en maintenance (matériel, électricité, emplacement, sécurité, climatisation…).
  • L’infrastructure informatique doit être administrées par des employés, a priori payés, et plutôt bien.
  • Les applications sont développées, pas encore par des robots, mais par des employés, eux aussi payés.
  • Et le service est offert plus ou moins gratuitement aux écoles, aux organisations non-lucratives et aux particuliers.

Comment les gens peuvent-ils avaler une couleuvre aussi énorme ? Pourquoi les médias ne se lancent-ils pas dans une investigation détaillée pour résoudre cette équation improbable ?

D’un autre côté, on sait que le financement de ces services provient de la valorisation des données personnelles des clients, donc, dans notre cas, des écoliers. Mais on se voile la face. Il est bien plus pratique de succomber aux sirènes des GAFAM avec des outils collaboratifs efficaces, séduisants et performants, mais qui ne coûtent rien. Il y a là une imposture qu’il faut dénoncer.

De plus, une telle concurrence déloyale condamne toute initiative locale ou interne à l’organisation à conserver son indépendance numérique. Qui peut régater au niveau des prestations et du prix face à ces géants ? Le Temps visiblement ne n’en s’émeut pas.

Monoculture numérique

Les données sont stockées à l’étranger. Nous informons donc nos utilisateurs sur les données de recherche qui peuvent être traitées et stockées avec les services de Google pour être en conformité avec les contraintes légales.

C’est un message très classique : « Nous respectons la loi ». Sauf que la législation est très en retard en comparaison des avancées technologiques fulgurantes des GAFAM. Bien sûr qu’ils respectent la loi, mais ils recourent à des pratiques opaques et manipulatoires très dangereuses pour l’équilibre de notre société. Disons-le clairement : ils détruisent les emplois locaux de manière déloyale. Mais ils font bien plus que cela. Ils réduisent de manière significative la résilience de notre société. Standardisation des besoins et des outils, baisse drastique des alternatives, effets domino en cas de panne (too big to fail ?)…

Nous faisons face à l’émergence d’une monoculture numérique globalisée. Les Irlandais se rappellent sans doute la grande famine entre 1845 et 1852, provoquée par le mildiou sur la monoculture de la pomme de terre en Irlande[2]. Nous devons de toute urgence promouvoir une plus grande diversité numérique. Mais les médias semblent absents sur ce thème (absents ou schizophrènes).

« Pseudonymisation », un miroir aux alouettes

Trois autres plateformes collaboratives sont ainsi proposées aux enseignants et aux élèves», poursuit le porte-parole, qui précise que «le département travaille à améliorer la «pseudonymisation» complète des comptes d’élèves».

L’article fait mention d’un outil miracle pour lutter contre la surveillance des géants du net : la pseudonymisation[3]. Sans compter le fait que l’article aurait pu expliciter ce terme fort peu courant, il ne représente finalement pour un GAFAM qu’un obstacle mineur. En effet, les algorithmes liés au big data permettent très rapidement d’identifier l’individu qui se cache derrière un pseudonyme, que ce soit via sa géolocalisation, ses habitudes de navigation sur internet ou encore les sites favoris sur lesquels il est connecté en permanence (Facebook, Google, Amazon, Spotify, iTunes…).

Pour le bien de l’humanité ?

Le meilleur paragraphe de l’article est sans doute celui-ci :

Que répond Google lorsqu’on le soupçonne de vouloir ainsi évangéliser de très jeunes clients? «La raison principale pour laquelle nous offrons G Suite pour Education gratuitement aux écoles, c’est parce qu’il est juste de faire ainsi. Nous savons que nos outils peuvent stimuler la collaboration et la créativité dans les classes. Les jeunes gens auront justement besoin de ces compétences pour réussir», répond Grainne Phelan, qui conclut en affirmant que «c’est un investissement, incroyablement bon pour notre futur à tous».

Il faut se pincer et relire ce passage deux fois pour vérifier qu’on ne rêve pas. La représentante de Google n’a pas peur de dire que son philanthrope employeur n’est là finalement que pour le bien de l’humanité. Mais qui peut croire à une telle fable ?

L’article se poursuit en abordant d’autres exemples de conquêtes de l’espace public par de grandes entreprises multinationales du numérique et se conclut de manière trop brève sur les vraies questions que ce phénomène pose : ses effets délétères sur la société et la démocratie.

C’est ce dernier paragraphe que les médias doivent développer, en donnant peut-être la parole à des informaticiens travaillant pour le secteur public et à des organisations de défense des libertés numériques (comme Framasoft ou la coopérative itopie informatique)[4].

Le ver est dans le fruit

En utilisant des outils informatiques simples et accessibles[5], on se rend compte que Le Temps a délégué la gestion de ses courriels à Microsoft (outlook.com), de même que la NZZ de l’autre côté de la Sarine. 24-Heures, La Tribune de Genève et 20 Minutes se sont tournés, eux, vers Google.

Le pire est que ces fournisseurs ne font probablement pas pression sur ces journaux pour orienter leur ligne éditoriale, en tout cas pas directement. En revanche, toutes les communications électroniques transitent sur des systèmes dont le modèle est la valorisation économique des données. Il s’agit d’une dérive sans précédent du système médiatique.

Tout n’est pas si noir, mais…

Il n’est pas juste de généraliser la critique à tous les médias. Certains restent vraisemblablement indépendants quant à l’hébergement de leur service de courriels, comme Le Courrier de Genève, La Liberté à Fribourg, L’Express et L’Impartial ou encore la Wochen Zeitung. Ensuite, certains médias comme la RTS dédient des émissions complètes sur le sujet, réalisées de manière professionnelle (on se souvient notamment de l’initiative DATAK sur les données personnelles). Le sujet sera d’ailleurs développé cet été dans le cadre de Médialogue.

D’un côté, ces médias abordent la problématique dans des sujets dédiés de manière critique, mais de l’autre, ils restent inexorablement liés aux GAFAM, notamment aux réseaux sociaux, pour l’animation de leurs communautés. Ce fonctionnement schizophrène brouille le message.

Cet article a pour but d’appeler tous les citoyens à utiliser les outils disponibles[5] pour aiguiser leur libre-arbitre et leur esprit critique. Les médias doivent également se réveiller pour provoquer un débat de société, revenir à une informatique indépendante et locale, mener des investigations et poser les questions qui dérangent.

La société civile, de son côté, doit promouvoir l’émergence de solutions informatiques locales et libres, au service des citoyens.

Cet article sera envoyé au Temps comme lettre de lecteur.


Notes et références

  1. Art. sur le Framablog (le 05.07.2017) : https://framablog.org/2017/03/28/google-nouvel-avatar-du-capitalisme-celui-de-la-surveillance/
  2. Art. sur Wikipedia (le 05.07.2017) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Grande_Famine_en_Irlande
  3. Art. sur Wikipedia (07.07.2017) : https://en.wikipedia.org/wiki/Pseudonymization
    Note : Sur le site Définitions marketing (08.07.2017), la définition est éclairante : « La pseudonymisation est une technique de protection des données personnelles par laquelle un pseudonyme remplace le nom de l’individu auquel se rattachent les données. La pseudonymisation n’est pas toujours considérée comme une technique d’anonymisation. En effet, d’une part d’autres données rattachées au pseudonyme peuvent être de nature personnelle et permettre l’identification et d’autre part, il peut exister parfois une liaison entre le pseudonyme et l’identité réelle. »
  4. La coopérative itopie informatique, l’association Framasoft ainsi que le blog ll-dd.ch collaborent régulièrement sur les sujets liés aux libertés sur internet.
  5. Lire les chapitres 1 et 2 de la page « Boîte à outils éthiques » sur ce site.

cc-by-sa
Logiciels Durables / Logiciels Libres et Développement Durable

 

Laisser un commentaire