La nouvelle inquisition numérique

Je suis tombé par hasard sur la rediffusion d’un interview passionnant diffusé sur la première chaîne de la radio publique de Suisse-romande (RTS, la première), dans l’émission « 6h – 9h », le samedi matin 7 janvier 2017[1]. L’invitée, Solange Ghernaouti, professeure à l’Université de Lausanne et spécialiste en cybersécurité, est bien connue des studios de la radio romande et notamment sur les sujets liés aux GAFAM et au big data[2]. Cette fois-ci, elle s’exprime plutôt en tant que citoyenne, ce qui renforce son message. Elle analyse clairement et de manière assez chirurgicale, les risques majeurs que font planer les GAFAM sur la société civile, non seulement en matière de protection de la sphère privée, mais également dans des domaines plus sournois comme le contrôle et la manipulation de l’information. Son message est radical, salutaire et dénué de langue de bois.

Je vous propose cet interview ainsi qu’une réflexion plus large sur ce thème.


Note:
dans l’interview, il est principalement fait mention des GAFA (sans le M). Pour certains, Microsoft n’est pas encore au même niveau que les quatre autres. Le site ll-dd.ch part lui du principe qu’il a toute la légitimité de faire partie de cet acronyme représentant les principales entreprises qui menacent la liberté au sens large : liberté de penser, liberté d’expression, internet libre…

De la surveillance à l’influence

On pensait que les GAFAM se nourrissaient de nos données personnelles, nos carnets d’adresses, de nos goûts et petites manies, dans le but de pouvoir améliorer un ciblage publicitaire déjà diablement précis d’une part, et d’autre part, d’anticiper les grandes tendances de société. De plus, des programmes d’État collaborent de manière opaque avec les GAFAM et puisent dans ce réservoir abyssal de données personnelles, dans un but évidemment bienveillant de défense de la population contre les méchants terroristes enturbannés.

Tout cela est vrai, quoique… Mais ce n’est pas tout. Les géants du net se révèlent particulièrement inventifs et s’engagent dans des domaines jusqu’ici cantonnés à la science fiction. Sur cette planète, on change de paradigme plus rapidement que de chemise.

La nouvelle tendance est donc d’intensifier l’analyse du désormais bien-connu big data, pour influencer la pensée et le comportement des gens. Rien que cela. Et ce n’est qu’un début. On le voit à une échelle plus petite comment une iconographie particulièrement anxiogène – par exemple une campagne d’affichage anti-musulmans menée par un partis d’extrême droite en Suisse – peut réveiller de vieux mécanismes primitifs enfouis dans notre cerveau (peur, stress, rejet, replis sur soi, colère…). Ou comment simplifier un thème complexe, généraliser un trait dans une population, une religion ou une culture, lier une image forte à un thème sans que ce lien existe scientifiquement, attiser la peur en prétextant que l’autre, celui qu’on ne connaît pas, représente en fait un ennemi prompt à fondre sur nos biens et ressources.

Notre cerveau est sensible aux images fortes qui nous émeuvent facilement. Nous sommes plutôt enclins à croire d’emblée ce qu’on nous montre, pas forcément intellectuellement, mais émotionnellement. La photo de l’enfant migrant, mort sur une plage turque, hante sans doute encore nos mémoires[3].

« On ne parle plus de l’économie de la donnée, mais de l’économie de l’attention. Il s’agit de capter l’attention de l’internaute. »

Et c’est là que les GAFAM entrent en scène. En changeant subtilement l’ordre d’apparition des résultats d’une recherche internet ou en présentant d’une façon habile des images chocs ou des informations dans un fil d’actualité, il est clairement possible d’influencer une bonne partie des internautes, qui, probablement ne pense pas l’être.

La suite fait froid dans le dos. On fustige le vote électronique en prétextant que d’infâmes pirates peuvent en modifier le résultat. Peut-être, mais c’est déjà du passé. Pourquoi diable prendre des risques aussi importants alors qu’il est bien plus simple d’influencer une bonne partie de la population à voter dans son sens ? Lorsqu’on s’appelle Whatsbook, qu’on totalise plus d’un milliard d’abonnés et que ces abonnés nous livrent chaque jour gratuitement de quoi mieux les connaître que leur propre mère, on peut imaginer le pouvoir que ces entreprises privées détiennent vis-à-vis de la société civile et du libre arbitre.

« Ils ont des discours d’évangélistes. Ils font passer le progrès technologique comme un phénomène naturel. Cela ne peut donc pas être remis en question. »

Notre société globalisée et hyper-connectée se révèle particulièrement fragile, dans le sens où il est aujourd’hui infiniment plus rapide de diffuser une fausse information (ou une information orientée, destinée à nous influencer) que de la vérifier. On se retrouve ainsi face à un magma d’informations souvent contradictoires qu’on croit plus ou moins sans jamais en avoir la preuve (ou rarement). L’élection de Donald Trump a-t-elle été influencée par les Russes ?[4] Bien malin sera celui qui pourra l’affirmer ou l’infirmer. Le mal est fait et on se surprend à relayer ces informations anxiogènes sans même avoir la preuve de leur véracité.

Respectabilité, confiance et pouvoir : les princes modernes

Pour pouvoir mener un tel programme, les GAFAM se doivent de montrer patte blanche pour conserver la confiance de leurs adhérents. Que ce soit par la création de fondations pour la lutte contre la pauvreté ou l’illettrisme, l’activisme open source ou encore la mise en scène du patron d’un réseau social avec la pape François[5][6], tous tentent de redorer leur blason et gagner en respectabilité, ce qui brouille les pistes et minimise l’effet des grincheux s’essayant à la critique.

« Ce sont des milliardaires qui vont décider de par le monde de qui a le droit de manger ou pas. Parce qu’ils vont redistribuer un pourcentage de leur richesse ».

Distorsion et dépendance

Ces entreprises privées et lucratives, possédant des infrastructures informatiques démesurées, ont réussi le tour de force de faire beaucoup d’argent avec des services gratuits. Mais le besoin en connectivité est bien présent dans la population. Cependant, les internautes ne se soucient pas réellement de la valeur de leurs données personnelles étant donné qu’ils n’ont rien à débourser concrètement. Il y a ainsi une distorsion entre la valeur estimée par l’internaute de ses propres données personnelles (quasi inexistante, proche de zéro) et la valeur réelle perçue par le fournisseur du service en l’agrégeant avec toutes les informations qu’il détient déjà (publicité, analyse de tendance, influence, pouvoir, manipulation, moyen de pression…).

« FB va partager avec vous uniquement des contenus qui vous plaisent, qui confortent vos opinions. Il n’y a pas de remise en question ».

Le gigantisme des GAFAM accentue la dépendance qu’ont les internautes à leur égard. Ce n’est certes pas une dépendance physique, mais plutôt psychologique et surtout sociale, que l’internaute s’impose à lui-même. S’exclure volontairement du réseau d’un GAFAM demande une volonté affirmée, tant il touche au « paraître », à l’identité perçue et à l’intégration dans un groupe social.

Les nouveaux maîtres du réseau

Lorsqu’un réseau social censure une information ou qu’un moteur de recherche retire un service en ligne des résultats[7], la population n’est d’une part pas forcément au courant et d’autre part elle n’a pas le choix que de les laisser faire.

« Qui va faire le filtre, qui sera le justicier du net ? Est-ce une seule entité privée qui doit avoir ce rôle ? »

Ces géants du net totalisent un nombre considérable d’adhérents, bien plus que de citoyens dans la plupart des États. Quelle gouvernance et quelle légitimité démocratique ont ces dirigeants pour détenir un tel pouvoir de décision ? Le big brother d’Orwell ressemble à s’y méprendre au big data des GAFAM.

« C’est cette nouvelle inquisition. Il vont nous imposer des modes de réflexion, une vision du monde qui leur est propre ».

La prise de conscience dans les médias reste une niche

On constate dans nos médias une augmentation du nombre d’émissions ou articles qui abordent les problématiques sous-jacentes aux GAFAM[8], ce qui est une très bonne chose en soi même si cela reste insuffisant. Cependant, dans l’écrasante majorité des sujets, ces médias incitent leurs clients à utiliser les outils du cloud sans se poser de question, pour partager, commenter ou liker un article, c’est-à-dire fournir des informations personnelles aux GAFAM. Il y a donc une incohérence entre, d’une part, la mise en garde salutaire faite dans des émissions spécialisées (comme celles dont est issu l’interview en début d’article) et d’autre part, des émissions traditionnelles qui promeuvent ouvertement les services de ces géants du net.

Le thème de la croissance économiques se trouve exactement dans la même situation. Quelques émissions spécialisées dénoncent légitimement la supercherie de cette théorie économique alors que dans le reste des contenus médiatiques, ce principe reste un fait inattaquable.

Alternatives

Solange Ghernaouti donne des pistes essentielles vers la fin de l’interview. Elle promeut notamment les institutions internationales, comme Interpol, ainsi que la création d’un contre-pouvoir aux GAFAM, en main de la société civile. Il s’agit également de mieux former et conscientiser les internautes en leur donnant les clefs pour comprendre les risques liés à internet.

« Nous sommes dans une société du sans effort, c’est le prix de la perte de contrôle »

Tout cela est effectivement nécessaire mais pas suffisant. Nous devons renoncer aux services des GAFAM et revenir à une échelle locale en sélectionnant des hébergements proches des clients (au sens propre comme au figuré), engagés par des valeurs éthiques et bien sûr fondés sur de l’informatique libre. C’est d’ailleurs ce que propose le projet CHATONS, initié par l’association française Framasoft.


Références

  1. Site web de la RTS : http://www.rts.ch/play/radio/six-heures-neuf-heures-le-samedi/audio/internet-et-lillusion-de-liberte?id=8221285
  2. Art. sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Big_data
  3. Art. du journal Le Parisien, sans ladite photo : http://www.leparisien.fr/international/migrant-la-photo-d-un-enfant-mort-sur-une-plage-choque-l-europe-02-09-2015-5056675.php
  4. Vidéo sur la RTS : http://www.rts.ch/play/tv/19h30/video/ingerence-russe-dans-lelection-americaine-trump-change-de-ton?id=8295141
  5. Art. sur Radio Vatican : http://fr.radiovaticana.va/news/2016/08/29/le_pape_fran%C3%A7ois_a_re%C3%A7u_mark_zuckerberg,_fondateur_de_facebook/1254345
  6. Il est intéressant de noter, à la fin de l’article sur Radio Vatican, que « Le Pape a déjà évoqué les réseaux sociaux comme des moyens pouvant être mis au service de l’évangélisation ». De quelle évangélisation s’agit-il ?
  7. Voir à ce sujet l’article suivant et notamment l’exemple frappant de Protonmail : https://ll-dd.ch/peut-on-confier-la-securite-dun-pays-a-lun-des-gafam/
  8. On note également excellent jeu pédagogique appelé « Datak » produit par la RTS pour aider la population à prendre conscience des risques liés au big data : https://www.datak.ch/#/play

cc-by-sa
Logiciels Durables / Logiciels Libres et Développement Durable

Laisser un commentaire