Incompatibilité : la grande force de Microsoft

Dans le monde hyper-technologique d’aujourd’hui, nous avons bien souvent la fâcheuse tendance à d’abord accuser nos outils informatiques au lieu de remettre en question des éléments bien plus dérangeants, comme nos croyances ou petites habitudes du quotidien. Qui n’a pas déjà insulté son ordinateur en vociférant devant son écran comme s’il s’agissait d’un imbécile malfaisant en chair et en os ? Qu’il s’agisse d’un plantage inopiné, d’un document corrompu ou, plus fréquemment, d’une incompatibilité crasse entre deux logiciels, le réflexe naturel est clairement d’inculper la machine et surtout, d’éviter de questionner ses propres pratiques. Cela n’enlève cependant rien au fait que les logiciels devraient être généralement plus stables et plus compatibles entre-eux.

Nous allons prendre un exemple symptomatique de ce phénomène : l’incompatibilité entre les différentes suites bureautique. Nous vivons au XXIe siècle, une période passionnante d’innovations, de découvertes et de progrès fulgurants. Mais nous ne savons toujours pas correctement échanger des documents entre deux logiciels ayant le même but : écrire un texte, un tableau ou une présentation. C’est tout bonnement ahurissant. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Importer un docx ou pire un pptx dans LibreOffice (et réciproquement des documents odt ou odp dans MS Office) provoque ainsi grincements de dents et sueurs froides[1]. La réponse ne se fait pas attendre : « LibreOffice n’a pas fait beaucoup de progrès pour lire les documents MS Office ! » . Ou encore : « Je ne peux pas utiliser LibreOffice parce que la plupart de mes correspondants ont MS Office et il va forcément y avoir des problèmes de compatibilité » .

Nous allons voir dans cet article que d’une part, ce n’est pas forcément la faute de LibreOffice et que d’autre part, utiliser MS Office pour de la coédition de texte est de toute manière une bien mauvaise idée.

Un monopole inédit, une pression sur les institutions de normalisation

On le sait, Microsoft détient un monopole unique dans les systèmes d’exploitation et la bureautique grand public. Les positions dominantes sont habituellement combattues par l’État et les partisans de la concurrence (plutôt à droite de l’échiquier). Mais là, peu de gens s’offusquent d’une telle hégémonie. Comme si une seule marque produisait 90% des voitures dans le monde. Même si le néo-libéralisme actuel tend à une concentration toujours plus forte du capital (on le voit dans l’agro-alimentaire, dans la pharma et bien sûr chez les GAFAM, NATU et autres BATX)[2] [3], nous n’en sommes pas encore à une telle suprématie.

Ce monopole permet à Microsoft de maintenir les utilisateurs de sa solutions de bureautique sous son contrôle. Depuis 2007, Microsoft promeut désormais l’Office Open XML ou OOXML (docx, xlsx, pptx), un format ISO normalisé. Il s’agit cependant d’une mascarade orchestrée par Microsoft, la procédure ayant vraisemblablement eu pour but de créer de la confusion et un concurrent sans précédent à une norme de fichiers de bureautique déjà inscrite à l’ISO : l’ODF (Open Document Format, notamment utilisé par LibreOffice). Morceaux choisis dans l’article Wikipedia sur l’Office Open XML[4] :

Des entreprises comme IBM avancent que la norme est trop liée aux plates-formes du passé et désirent rompre avec cet état de fait. D’autres comme Google avancent que l’adoption d’un standard alternatif jouant le même rôle qu’un standard auparavant adopté (ODF) n’est pas bénéfique, et critiquent également la documentation qui est trop étendue pour être correctement revue : « ça prendrait 18 ans (6576 jours pour 6546 pages) pour aboutir à un niveau de revue comparable au standard ODF (871 jours pour 867 pages). »

L’ODF Alliance, promotrice de l’OpenDocument, propose une feuille de faits qui dénonce la difficulté à transposer Office Open XML à d’autres suites bureautiques, la taille du document de la spécification, la redondance avec les standards actuels.

[…]

Il existe déjà une norme ISO 26300 pour décrire les documents de bureautique. La proposition de normalisation d’OpenXML contredirait les normes ISO 8601 (représentation des dates et des périodes), ISO 639 (codes pour la représentation des noms et des langues) ou ISO/CEI 10118-3 (fonctions de hachage en cryptographie).

L’institut Fraunhofer de Berlin a réalisé une étude au sujet de l’interopérabilité entre ODF et OOXML. Le résultat est sans surprise : une incompatibilité entre les deux, imposant aux utilisateurs de soigneusement choisir l’un, sachant que leur choix les engage pour longtemps et qu’aucune conversion ne pourrait être parfaite.

[…]

En tout état de cause, l’ISO et la CEI ont successivement validé trois normes (dont la première, bien qu’elle n’ait jamais été mise en œuvre, a cependant conservé son statut de standard international) dans le domaine des formats de documents révisables, à savoir

  • Open Document Architecture (ISO/CEI 8613) ;
  • Open Document Format (ISO/CEI 26300) ;
  • Office Open XML (ISO/CEI 29500).

Ces trois spécifications cohabitent sans que les organismes de normalisation aient pu, jusqu’à présent, établir clairement leur complémentarité, ce qui pose le problème de la cohérence et de la non-redondance de l’offre normative en vigueur dans ce domaine. Au-delà des qualités et des défauts techniques comparés de ces spécifications concurrentes, ce sont les objectifs et le mode de fonctionnement des organismes de normalisation qui suscitent désormais des réflexions critiques.

Microsoft a ainsi pu, grâce à son pouvoir de pression, faire entrer en force son format dans l’ISO, via une norme tellement complexe et lourde, qu’il est impossible d’assurer une interopérabilité entre les différentes suites bureautique qui les utilisent.

Pourquoi il ne faut pas utiliser MS Office pour de la coédition

Nous l’avons vu, Microsoft fait preuve d’une certaine mauvaise volonté à favoriser l’interopérabilité. De plus, il arrive également que des incompatibilités surviennent entre différentes versions de MS Office (2007, 2008 pour Mac, 2010, 2012 pour Mac, 2013, 2016…).

Indépendamment des problématiques d’interopérabilité, la suite MS Office se révèle coûteuse sous deux aspects:

  • La licence en elle-même (plusieurs centaines de francs en une fois ou une centaine de francs par an dans la version par souscription).
  • Le temps passé pour gérer les problématiques de licences (en entreprise, cela peut prendre des proportions considérables).

A ce stade-là, nous sommes toujours à accuser la machine ou l’écosystème, alors que nous pourrions changer nos habitudes (et accessoirement baisser notre niveau de stress).

Au cours des années, nous avons pris la sale habitude de rédiger des textes en mélangeant allègrement le fond (contenu brut) et la forme (police, titres, format, puces, notes, sauts de pages…), souvent sans même utiliser les feuilles de styles. Autrement dit, les deux aspects évoluent tout au long du processus de création.

Les bonnes pratiques disent qu’il faut avant tout se mettre d’accord sur le fond, et, une fois qu’il est au point et partagé par tous, il peut être mis en forme. En d’autres termes, la coédition concerne le contenu et pas la mise en forme, qui peut être réalisée ultérieurement par une seule personne.

Conseil pratique no 1 : séparer le fond de la forme

  1. Le contenu peut être rédigé avec l’aide d’un outil de coédition en ligne, comme Framapad[5]. On ne perd pas du temps pour la mise en forme, mais on peut tout de même spécifier des titres et des listes pour structurer le document.
  2. Corrections, ajouts, modifications sont réalisés en ligne et tout l’historique est conservé. Sur Framapad, on peut même rejouer la chronologie des modifications du texte. Le procédé est très intuitif et il n’est pas nécessaire de créer un compte.
  3. Une fois que le contenu est rédigé, l’un des membre du groupe de travail se charge de
    faire la mise en page et il utilise le logiciel de son choix (là encore, MS Office n’est pas forcément le meilleur logiciel pour de la mise en page)[6].
  4. Quand la mise en page est finalisée, un PDF peut être généré et communiqué. Ce format garantit que la mise ne page sera respectée sur toutes les plate-formes (Windows, Mac, GNU/Linux).

C’est pratique, interopérable, standard et efficace.

Conseil pratique no 2 : imposer LibreOffice

Dans le cas où le conseil no 1 n’est pas envisageable, il faut « imposer » LibreOffice, qui est efficace, libre, gratuit et disponible dans la même version sur les trois plate-formes principales (Mac, Windows, GNU/Linux). De plus, on peut tout à fait utiliser en parallèle LibreOffice et MS Office sur le même PC (Windows ou Mac). Contrairement à MS Office, LibreOffice ne coûte rien et il est largement plus éthique.

Conseil pratique no 3 : ne jamais passer d’un format à l’autre dans le processus de coédition

Si vous créez un document texte flambant neuf depuis LibreOffice, donnez-lui le format odt, même si les formats docx ou doc sont disponibles. Incitez vos correspondants à utiliser LibreOffice sans changer de format pendant toute la durée de la rédaction. Le format docx dans LibreOffice ne devrait être utilisé que si vous recevez un tel document et que vous devez le lire.

A l’inverse, si vous recevez un document docx créé à partir de Word, n’essayez pas de le convertir en odt dans LibreOffice pour ensuite le modifier et le renvoyer à vos correspondants qui utilisent Word.

Le mélange des formats à l’intérieur d’un processus de coédition ne vous amènera que des problèmes de stabilité (vous ouvrez le document, vous le modifiez, vous le fermez et quand vous le rouvrez, des éléments du format auront peut-être changé sans que vous y voyiez un lien avec vos changements…).

En suivant ces conseils, on évite de se prendre la tête avec des problèmes techniques que l’éditeur dominant ne souhaite de toute manière pas résoudre.


Notes et références

  1. La compatibilité entre MS Office et LibreOffice est en général satisfaisante pour des documents usuels. C’est tout de suite moins le cas lorsque des fonctions avancées sont utilisées, comme le suivi des modifications, les notes en bas de page, les images incorporées, les listes à puces imbriquées, etc…
  2. Art. sur Wikipedia concernant les GAFAM et les BATX : https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9ants_du_Web
  3. Art. sur Wikipedia concernant les NATU : https://fr.wikipedia.org/wiki/Natu
  4. Art. sur Wikipedia concernant le format OOXML : https://fr.wikipedia.org/wiki/Office_Open_XML
  5. https://framapad.org/
  6. Il existe des logiciels de mise en page ou de PAO bien plus adaptés que la suite MS Office, que ce soit des logiciels privateurs ou libres. Dans le libre, il existe notamment Scribus, un logiciel de PAO complet, ou Lyx, une interface graphique au système LaTeX.

cc-by-sa
Logiciels Durables / Logiciels Libres et Développement Durable

2 thoughts on “Incompatibilité : la grande force de Microsoft

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