* Les définitions du mot démiurge diffèrent d’une époque à l’autre, mais toutes ont trait à la création. La tradition grecque l’identifiait plutôt comme un artisan d’essence humaine, créateurs d’objets manufacturés, mais dans d’autres traditions (égyptiennes ou au début de l’ère chrétienne), le démiurge s’élève à la hauteur d’un Dieu, souvent inquiétant, dans un rôle surnaturel de créateur de toutes choses matérielles[1].
Au hasard des pérégrinations numériques sur la toile, je me suis rendu compte que le terme de démiurge s’appliquait finalement de plus en plus aux GAFAM et autres entreprises globalisatrices actives sur internet. Je me base ici sur un florilège d’articles et de vidéos, traitant de l’intelligence artificielle nourrie par le big data, de politiques opaques et malhonnêtes des principaux réseaux sociaux ainsi que de pratiques criminelles de certains géants privés menaçant la démocratie et le libre arbitre. Ces organisations plus puissantes que des États rêvent non-pas de moutons électriques[2], mais de prise de pouvoir démiurgique et sont obnubilées par les sirènes séduisantes du transhumanisme[3], la théorie de l’homme augmenté, l’interface homme-machine, la victoire de l’homme sur la mort.
Mais où est passé l’éthique et la réflexion dans tout ça ? Faut-il forcément s’engouffrer dans le progrès technologique simplement parce qu’il est accessible ?
Note : les extraits qui émaillent le texte proviennent en grande partie des vidéos et articles référencés.
Que la puissance de calcul démesurée des serveurs informatiques d’aujourd’hui permettent à l’humanité de créer des entités artificielles largement plus efficaces que nous, je peux l’admettre; c’est un fait. Les joueurs artificiels de go ou d’échecs sont dorénavant imbattables[4], les voitures autonomes conduiront probablement mieux que nous autres humains biologiques et les radiologues peuvent sur faire du souci quant à leur carrière professionnelle. Nous sommes cependant obnubilé par cette chimère sans qu’on nous laisse prendre le temps de nous questionner sur les intentions des créateurs, les bienfaits de ses rejetons sur la société humaine, ou la gouvernance à mettre en place dans ce nouveau paradigme.
L’homme qui vivra 1’000 ans est sans doute déjà né.
Le déclencheur de cette réflexion, c’est Laurent Alexandre, un médecin français très médiatisé, passionné par la technologie et par l’émergence de l’intelligence artificielle[5]. Voici deux conférences et interviews qui permettent de découvrir le personnage ainsi que ses thèmes de prédilection :
Immortalité, ton prophétique, attitude évangéliste, « démiugisation », etc. Nous sommes bien dans un champ lexical ayant trait au divin. Mais de quels dieux s’agit-il ?
Facebook dispose de 2 milliards d’utilisateurs (de pratiquants ?).
Les utilisateurs des « platformistes » (écosystèmes des GAFAM) peuvent ainsi être assimilés aux fidèles d’une religion pour laquelle ils dédient une bonne partie de leur temps et de leur attention, prient régulièrement avec leur smartphone, réalisent des offrandes (avec leurs données personnelles), et aliènent leur esprit critique.
La société actuelle, en tous cas occidentale, se replie sur elle-même et déserte les églises des traditions religieuses en vigueur depuis des siècles. Par compensation, pour se rassurer et appartenir à une nouvelle communauté, les individus se tournent vers ces nouvelles religions technologiques et addictives.
Technologie, sciences, connaissances. On peut faire un rapprochement avec la pomme originelle, celle qui symbolise l’attrait de la connaissance interdite dans le jardin d’Eden[6]. La pomme maudite croquée par l’Homme, faible, désireux de toujours en apprendre plus. Cette pomme croquée, on l’a vu depuis plus de trente ans décorer les appareils de la marque éponyme. Il est bon de se souvenir du clip diffusé à l’époque par Apple, faisant clairement référence à 1984, le roman visionnaire de Geoges Orwell. On y voit un message d’espoir porté par la marque, qui devait symboliser une résistance féroce face aux puissants établis, considérés comme des dictateurs malfaisants, gardant le contrôle d’une population hébétée, prisonnière d’une rhétorique hypnotisante.
And you’ll see why 1984 won’t be like 1984.
En effet. Le 1984 de George Orwell ne joue plus dans la même ligue que les GAFAM d’aujourd’hui et a fortiori de demain. Apple comme les autres géants du net, comme le révolutionnaire Google du début des années 2000, tous prennent le pouvoir, avec ou sans le consentement des États et par le biais de la technologie. Les GAFAM et Big Brother ne font plus qu’un : le démiurge omniprésent, toujours là pour vous surveiller du coin de l’œil, enregistrant vos faits et gestes pour les utiliser contre vous, plus tard. N’y a-t-il pas des similitudes entre cette population zombifiée du clip et une foule de pendulaires, rivés sur leur smartphone ? L’histoire ne manque pas d’ironie.
Laurent Alexandre connaît bien son sujet et se révèle plutôt convainquant : les GAFAM (et affiliés) vont prendre le pouvoir sur la société civile et démocratique, et imposeront leurs vues. C’est sans appel. Mais y a-t-il une autre voie ? Ce qui me dérange profondément dans son exposé, c’est l’inéluctabilité de ses prophéties, cette fascination de la technologie et sa volonté concurrencer la Silicon Valley en Europe. Sommes-nous encore aux commandes ? Ne doit-on pas justement entrer en résistance et refuser radicalement ce monde sans inventer au préalable une société suffisamment solide et éthique pour digérer ces changements essentiels ? Ou tout simplement, rejeter ces chimères technologiques et concevoir un avenir alternatif plus humain ?
Il s’agit de se donner les moyens d’avoir un réel choix de société, basé sur des fondamentaux voulus et non imposés par un progrès soit-disant inévitable. Ces réflexions doivent être profondes et aller bien au-delà des propositions cosmétiques comme par exemple la taxation des robots.
Comment devient-on démiurge ?
Le démiurge moderne se nourrit avant tout de données. D’une quantité astronomique de données. Cette boulimie est nécessaire pour alimenter le big data et faire fonctionner les algorithmes qui réaliseront des prévisions très précises, construiront des profils de populations, feront des liens entre les individus, identifieront nos défauts et nos envies, trouveront le chemin le plus rapide vers un profit toujours plus grand.
Un algorithme peu performant basé sur une très grande quantité de données et bien plus efficace qu’un bon algorithme basé sur une plus petite quantité de données.
Watson, l’intelligence artificielle d’IBM[7], est sur le point de tuer l’emploi dans les assurances[8]. Un bon algorithme basé sur les données de Linked-in peut égaler si ce n’est surpasser l’efficacité d’un recruteur RH senior. Et comme on l’a brièvement abordé ci-dessus, il est probable que les radiologues soient remplacés par leurs homologues artificiels d’ici 2030. Toutes les disciplines seront potentiellement touchées par ce phénomène, y compris l’informatique qui s’automatise à toute vitesse.
Pour pouvoir atteindre ce niveau de pouvoir, il faut moissonner des données de manière industrielle. Les GAFAM usent et abusent de méthodes scélérates et manipulatoires pour arriver à leurs fins. Deux articles publiés récemment sur le blog de Framasoft décortiquent cette mécanique diabolique (pour rester dans le champ lexical), pour le cas de Facebook notamment :
- Facebook n’est pas un réseau social, c’est un scanner qui nous numérise. Le réseau soit-disant social n’est pas ce qu’il prétend être. L’auteur est partisan d’étendre la protection de la sphère privée à toutes nos « extensions cybernétiques ».
- Si on laissait tomber Facebook ? Article essentiel détaillant toutes les entourloupes que le réseau met en place pour récupérer le plus de données personnelles possibles, évidemment à l’insu des internautes.
La raison pour laquelle nous nous retrouvons dans un tel bazar avec une surveillance omniprésente, des bulles de filtres et des informations mensongères (de la propagande) c’est que, précisément, la sphère publique a été totalement détruite par un oligopole d’infrastructures privées qui se présente comme un espace public. Aral Balkan (1er article sur Facebook ci-dessus).
Les enfants nés aujourd’hui vont grandir sans aucune conception de sphère privée. Ils ne connaîtront jamais ce que signifie avoir un moment intime entre eux. Une pensée non-enregistrée, non-analysée. Et c’est un problème parce que la sphère privée compte. La sphère privée est ce que nous autorise à déterminer ce que nous sommes et ce que nous voulons être. Edward Snowden. http://truththeory.com/
La course vers toujours plus de pouvoir nécessite parfois de faire l’impasse sur son éthique ou sa dignité. C’est vraisemblablement le cas de Microsoft qui aurait, selon Wikileaks, collaboré étroitement avec le régime de Ben Ali en Tunisie pendant le printemps arabe, pour aider le dictateur en place à espionner et réprimer ses opposants d’une part, mais également à étouffer l’émergence d’une nouvelle tendance orientée vers les logiciels libres et les outils informatiques indépendants.
- Microsoft et Ben Ali : Wikileaks confirme les soupçons d’une aide pour la surveillance des citoyens Tunisiens
- Wikileaks dévoile comment Microsoft a tué le Logiciel Libre dans la Tunisie de Ben Ali
Ces informations proviennent notamment de Wikileaks, relayées et analysées par différents journaux indépendants comme fhimt.com, un média social citoyen tunisien très engagé.
Que faire ?
La situation est désormais connue. Les agissements des GAFAM sont de plus en plus relayés dans les médias et un embryon de critique émerge. On ne pourra plus dire « je ne savais pas » ! Il devient donc urgent de se désengager de ces services, de supprimer ses comptes, ne serait-ce que pour cesser de cautionner ces pratiques sordides et criminelles tout en arrêtant de leur envoyer nos données personnelles.
Il ne s’agit pas de renoncer à toute technologie, bien sûr. Les alternatives sont probablement moins visibles et séduisantes d’un premier abord. Voici cependant quelques pistes accessibles à tous :
- Recherche internet : Outils de recherche alternatifs comme https://duckduckgo.com/, https://www.startpage.com/ ou https://www.qwant.com/.
- Google apps : Le site de Framasoft (https://framasoft.org/) vous propose tout un catalogue d’outils en ligne libres et préservant votre sphère privée et vos données personnelles.
- Messagerie : Utilisez les services d’un hébergeur proche de chez vous et de confiance, comme https://protonmail.com/ ou https://www.infomaniak.com/ ou encore des hébergeurs coopératifs (https://ouvaton.coop/). Mais ces services ne seront sans doute pas gratuits !
- Réseaux sociaux : Essayez Framasphère (https://framasphere.org/), une antenne du réseau social décentralisé Diaspora* !
- Systèmes d’exploitation et logiciels : optez pour GNU/Linux, un système libre et transparent, doté de plusieurs milliers de logiciels libres en tout genre.
- …
Concernant les outils proposés par Framasoft, allez faire un tour sur l’article « Dé-GAFAMisons internet » .
Notes et références
- Art. sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9miurge
- Allusion au roman de science fiction « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? » de Philip K. Dick en 1966. Art. sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_andro%C3%AFdes_r%C3%AAvent-ils_de_moutons_%C3%A9lectriques_%3F
- Art. sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Transhumanisme
- Art. sur Le Figaro : http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2016/03/12/32001-20160312ARTFIG00065-jeu-de-go-et-l-ordinateur-remporta-une-nouvelle-victoire-contre-l-homme.php
- Art. sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Laurent_Alexandre
- Art. sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Arbre_de_la_connaissance_du_bien_et_du_mal
- Présentation officielle de Watson par IBM, en anglais (sous-titres anglais disponibles) : https://youtu.be/_Xcmh1LQB9I
- Art. sur Silicon.fr : http://www.silicon.fr/ibm-watson-remplace-des-emplois-dans-les-assurances-166423.html
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